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Les cordages et textiles marins en chanvre

🌊 Le chanvre marin : la fibre des océans

S’il fallait donner une odeur à la mer d’autrefois, ce serait celle du goudron chaud sur les cordages de chanvre. Une odeur de sel, d’effort et d’humanité. Avant le nylon, avant le polyester, avant la modernité industrielle, les navires du monde entier glissaient sur les vagues grâce à une plante. Du champ au fil, du fil à la voile, le chanvre a littéralement porté les rêves d’exploration et les empires maritimes.


🪢 I. Aux origines du fil : la naissance d’un lien entre terre et mer

Bien avant les grandes découvertes et les ports en pierre, l’homme a su tordre, tresser, nouer la nature. Les premières traces de cordes en fibres végétales remontent à des millénaires : on en retrouve l’empreinte sur des poteries chinoises vieilles de près de 10 000 ans. En Europe centrale, des fragments de tresses végétales datés de plus de 25 000 ans témoignent déjà du génie humain pour relier les choses, lier la matière au mouvement.

Le chanvre, robuste et docile à la fois, est devenu rapidement la fibre reine. Ses tiges longues et nerveuses offraient une résistance sans égale : parfaites pour tresser des filets, corder des outils ou tirer des embarcations sur la rive.

Produire du fil de chanvre demandait un véritable savoir-faire. Après la récolte, les tiges étaient rouies — c’est-à-dire trempées ou laissées à l’air pour séparer la fibre du bois — puis teillées, afin d’obtenir la filasse pure. On la peignait, on la filait, on la tordait, jusqu’à obtenir des fibres longues et souples, prêtes à devenir cordages, toiles ou voiles.

Ces gestes étaient ancestraux, transmis dans les campagnes et les corderies, perpétués de génération en génération. On y entendait le battement du maillet, le chant du fil, la patience du tisserand.

“Le chanvre est la plante la plus utile que la Providence ait donnée à l’homme.”
— George Washington


⚓ II. Le chanvre au cœur des grandes marines

Lorsque les voiliers dominaient les mers, le chanvre devint matière première stratégique. Sans cordage solide, aucun navire ne pouvait tenir le vent ni manœuvrer en mer. Sans toile robuste, aucune voile ne pouvait se dresser.

Du XVe au XIXe siècle, toutes les grandes puissances maritimes — France, Angleterre, Espagne, Portugal, Hollande — dépendaient du chanvre.
Il fallait des hectares entiers pour alimenter une seule flotte : on estimait qu’un trois-mâts nécessitait plusieurs dizaines de kilomètres de cordage et plus de dix tonnes de fibre pour ses voiles, ses haubans et ses filets.

En France, sous l’Ancien Régime, la culture du chanvre fut encouragée par l’État. En 1777, la corderie du Havre devait traiter près de 28 200 quintaux de fils pour répondre aux besoins de la marine royale.
Dans chaque port, des corderies s’allongeaient sur des centaines de mètres — de Rochefort à Brest, de Toulon à Lorient — pour tordre, tresser, enrouler ces fibres dorées destinées à la mer.

Les voiles, quant à elles, étaient tissées dans un mélange de chanvre et de lin, parfois pur chanvre pour les voiles les plus sollicitées. Ces toiles épaisses, qu’on appelait “toiles à voile”, devaient résister au vent, au sel et au soleil sans se déchirer.


🧴 III. Le rituel du goudron : préserver les cordes de la mer

Le chanvre a beau être résistant, il reste vivant. L’humidité, le sel et le temps sont ses ennemis. C’est pourquoi, sur chaque navire, existait un rituel : le goudronnage des cordages.
Ce geste consistait à enduire les cordes d’un mélange de goudron de pin chaud, parfois mêlé d’huile ou de cire, pour les protéger de la pourriture.

Tous les six mois environ, les marins devaient “goudronner le gréement”. Suspendus dans les haubans, ils badigeonnaient les cordes à la main, au pinceau, ou à la brosse. Ce geste, à la fois rude et solennel, faisait partie de la vie à bord.

“Quand tu respires le goudron, tu sens la mer.”
— Proverbe de corderie bretonne

Le goudron donnait au cordage cette couleur brune si caractéristique, cette odeur forte, presque mythique. Dans la mémoire collective, elle est devenue celle des ports anciens, des voiliers de bois et des ponts ensoleillés.


⛵ IV. Cordages et textiles marins : la toile vivante des océans

Outre les cordages, le chanvre servait Ă  fabriquer les voiles, les toiles de protection, les hamacs, les filets de pĂŞche et mĂŞme les sacs de transport.
La célèbre toile Olona, originaire d’Italie, était initialement tissée de chanvre avant que le coton ne la remplace. Sa résistance et sa texture granuleuse en faisaient une matière idéale pour les marins. Certains navires historiques, comme l’Amerigo Vespucci, utilisent encore cette toile traditionnelle.

Dans les ports européens, le chanvre cohabitait avec une autre fibre célèbre : le chanvre de Manille, issu de la plante abaca, un bananier des Philippines.
Moins dense, plus léger et plus résistant à l’eau salée, il complétait les cordages de chanvre véritable. On combinait souvent les deux pour obtenir des cordages “mixtes”, parfaits pour la navigation.


⚙️ V. Forces et faiblesses d’un matériau légendaire

Le chanvre marin offrait de nombreux avantages :

  • Une rĂ©sistance mĂ©canique exceptionnelle : capable de supporter de fortes tractions sans casser.
  • Une souplesse naturelle : le cordage plie mais ne rompt pas.
  • Un comportement vivant : il se resserre au contact de l’eau, augmentant la cohĂ©sion du fil.
  • Une matière renouvelable et biodĂ©gradable, respectueuse de l’environnement.
  • Une production locale et durable, favorisant l’autonomie des nations maritimes.

Mais il avait aussi ses limites :

  • Il absorbe l’eau, devient lourd et peut pourrir s’il n’est pas goudronnĂ©.
  • Il demande un entretien rĂ©gulier.
  • Il est sensible aux UV et aux frottements rĂ©pĂ©tĂ©s.
  • Il a Ă©tĂ© progressivement remplacĂ© au XXe siècle par des fibres synthĂ©tiques (nylon, polyester, polypropylène), plus lĂ©gères et plus stables.

Pourtant, malgré ces défauts, aucun matériau n’a jamais égalé le caractère vivant et poétique du chanvre marin. Le plastique ne chante pas au vent. Le nylon ne respire pas l’aventure.


⚓ VI. Anecdotes et récits de mer

  • Le cĂ©lèbre navire amĂ©ricain Old Ironsides utilisait des cordages de chanvre si imposants qu’un seul filin d’ancrage mesurait 63 centimètres de circonfĂ©rence.
  • Pendant la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis relancèrent la culture du chanvre Ă  grande Ă©chelle sous la campagne “Hemp for Victory”, afin de produire cordages et voiles militaires.
  • Jusqu’au milieu du XXᵉ siècle, les cordes d’alpinisme Ă©taient encore faites en chanvre. Les fabricants britanniques comme John Buckingham en produisaient Ă  la main, vendues au mètre dans les quincailleries de Londres.

Chaque fibre raconte une histoire.
Chaque corde a relié des mondes, tiré des ancres, hissé des rêves.


🌱 VII. Renaissance : le chanvre reprend la mer

Aujourd’hui, à l’heure où l’on repense nos matériaux, le chanvre refait surface.
Les chantiers navals écologiques, les restaurations de vieux gréements et les artisans marins redécouvrent ses vertus.

Les voileries artisanales développent des toiles chanvre-lin, plus souples, plus naturelles.
Des corderies traditionnelles ressuscitent le tressage manuel pour produire des cordages 100 % biodégradables.
Et dans les ports de Rochefort, Douarnenez ou La Rochelle, des associations enseignent à nouveau l’art du goudronnage et du filage.

Le chanvre, aujourd’hui, n’est plus un vestige du passé, mais une solution d’avenir.
Il représente un lien concret entre écologie, patrimoine et innovation.


🌿 En résumé

Le chanvre marin, c’est plus qu’un simple matériau :
c’est un symbole de lien, un patrimoine vivant, une leçon de durabilité.
Il a habillé les voiles des grands navires, relié les continents et porté les rêves des marins.
Et peut-être qu’un jour, nos bateaux du futur, solaires et silencieux, hisseront à nouveau leurs voiles tissées de chanvre — renouant ainsi le dialogue éternel entre la mer et la terre.