Depuis les premiĂšres harpes sumĂ©riennes jusquâaux guitares contemporaines, le chanvre a accompagnĂ© les musiciens dans lâombre du bois et du cuivre. Fibre de lien, dâaccord et de vibration, il a servi Ă relier, tendre, accorder â Ă faire naĂźtre le son. Peu de plantes peuvent se vanter dâavoir participĂ© Ă tant dâinventions musicales Ă travers les Ăąges.
đŸ Des cordes anciennes aux fibres vĂ©gĂ©tales sacrĂ©es
Les plus anciennes cordes de musique connues Ă©taient faites de fibres vĂ©gĂ©tales torsadĂ©es â lin, jute, chanvre. En MĂ©sopotamie, les archĂ©ologues ont retrouvĂ© des fragments de cordes tressĂ©es mĂȘlant lin et chanvre dans des instruments datĂ©s de plus de 4 000 ans. Ces fibres naturelles Ă©taient choisies pour leur rĂ©sistance Ă la traction et leur capacitĂ© Ă transmettre la vibration sans se rompre.
En Chine, sous la dynastie Han, des cordes de chanvre furent utilisĂ©es pour les cithares guqin et les instruments Ă archet primitifs. Les artisans constataient dĂ©jĂ que la fibre de chanvre, lĂ©gĂšrement rugueuse, offrait une sonoritĂ© « plus chaude et plus organique » que les crins ou les boyaux. Dans les temples bouddhistes du Japon mĂ©diĂ©val, le chanvre servait aussi Ă relier les tambours rituels taiko â symbole dâun lien entre lâhomme, la terre et le son.
đȘ Le chanvre, compagnon discret des luthiers europĂ©ens
Au Moyen Ăge, les luthiers europĂ©ens utilisaient le chanvre dans tous les aspects de la fabrication instrumentale : pour les cordes, les nĆuds dâaccordage, les colles et mĂȘme les vernis. Les cordes en chanvre tressĂ© Ă©quipaient les viĂšles, les harpes et les premiĂšres guitares espagnoles avant lâapparition des cordes mĂ©talliques.
Les cordiers du XVIá” siĂšcle choisissaient des fibres de chanvre trempĂ©es dans de lâhuile de lin, puis sĂ©chĂ©es et polies Ă la pierre ponce pour amĂ©liorer leur tension et leur brillance. Dans certaines rĂ©gions dâItalie, comme CrĂ©mone, le chanvre local Ă©tait rĂ©putĂ© pour sa rĂ©sistance : les ateliers de Stradivari utilisaient des ficelles de chanvre pour maintenir les Ă©clisses et les tables dâharmonie pendant le sĂ©chage du vernis.
Une mention dâarchive de 1721 rapporte :
« Les cordes de chanvre, trempĂ©es en huile, se tiennent mieux Ă lâhumiditĂ© que celles de boyau »
(Inventaire des métiers de la musique, Archives de Lyon).
Ainsi, le chanvre sâimposa longtemps comme la fibre de confiance des musiciens voyageurs : durable, remplaçable, universelle.
đ„ Tambours, archets et cordages marins : le son des explorateurs
Au XVIIIá” siĂšcle, alors que les flottes europĂ©ennes sillonnaient les mers, le chanvre naviguait avec elles â dans les voiles, les cordages⊠et les instruments. Les tambours militaires, les violons de bord, les flĂ»tes coloniales Ă©taient souvent rĂ©parĂ©s avec du chanvre de soute. Les batteurs utilisaient des cordons de chanvre pour tendre les peaux, et les archets des violons Ă©taient ficelĂ©s de chanvre pour maintenir les crins.
On retrouve mĂȘme des partitions marines annotĂ©es :
« Remplacer la corde de chanvre cassée avant la prochaine escale »,
signe que le matériau faisait partie intégrante de la vie musicale embarquée.
Ce lien entre chanvre et musique maritime inspira de nombreuses chansons de marins â dont certaines Ă©voquent « les cordes de chanvre » Ă la fois comme outil et comme symbole de fraternitĂ©.
đž Les renaissances modernes : cordes Ă©thiques et amplis verts
Aujourdâhui, la redĂ©couverte du chanvre touche aussi la facture instrumentale. Des artisans français, allemands et amĂ©ricains reviennent Ă des fibres de chanvre pour les cordes de guitares acoustiques, de violons ou de harpes. Les luthiers modernes apprĂ©cient ses propriĂ©tĂ©s mĂ©caniques :
- résistance à la traction supérieure à 700 MPa,
- faible allongement Ă la rupture,
- excellente capacitĂ© dâabsorption des vibrations.
Dans lâindustrie audio, le chanvre trouve Ă©galement sa place dans la conception dâenceintes et dâamplis. Plusieurs fabricants utilisent des membranes de haut-parleurs Ă base de fibre de chanvre, plus lĂ©gĂšres et biodĂ©gradables que la cellulose ou le plastique. Le rendu sonore est dĂ©crit comme « chaleureux, doux et prĂ©cis » â un paradoxe acoustique issu dâune plante millĂ©naire.
Les batteurs de jazz ou de musique du monde explorent aussi des peaux et cordages tressĂ©s de chanvre, en quĂȘte dâun toucher plus organique et de sonoritĂ©s naturelles. Le chanvre redevient ainsi un symbole dâartisanat Ă©thique, de respect des matĂ©riaux et de durabilitĂ© musicale.
đ Une rĂ©sonance universelle
Du son des temples anciens aux guitares durables dâaujourdâhui, le chanvre incarne un dialogue entre matiĂšre et vibration. Ses fibres lient le geste Ă la nature, la main Ă lâair, la musique Ă la terre.
Chaque corde de chanvre raconte une histoire : celle dâun matĂ©riau qui a vibrĂ© avec les civilisations, inspirĂ© les artisans et accompagnĂ© les musiciens dans leur quĂȘte dâharmonie.
Le chanvre ne produit pas seulement du son â il rĂ©sonne avec le monde.