🌾 Aux origines d’une boisson oubliée
Bien avant qu’il ne soit versé dans des bouteilles modernes, le lait de chanvre se préparait dans les campagnes, les monastères et les cuisines rustiques d’Europe. On l’appelait alors lait de chènevis, du nom ancien de la graine de chanvre. Dans les Flandres, en Normandie ou en Picardie, on le préparait pendant le Carême, lorsque le lait animal était proscrit. Les graines trempées dans l’eau tiède étaient broyées au pilon, filtrées, puis adoucies de miel ou de sucre brun.
Un témoignage du Cours complet d’agriculture (Société royale et centrale d’agriculture, 1821) mentionne cet usage direct :
« Le chènevis, réduit en bouillie ou en lait, a été employé dans les campagnes pour la nourriture pendant les temps de disette. » (t. III, p. 250)
Mais l’histoire du lait de chanvre ne commence pas en Europe : elle plonge ses racines beaucoup plus loin, dans la Chine ancienne. Dans le Bencao Gangmu (本草綱目, 1596), le grand herboriste Li Shizhen écrivait à propos des graines de chanvre (ma ren) :
« Le chanvre est doux et équilibré, non toxique ; il nourrit les cinq organes et fortifie la vitalité. »
(Li Shizhen, Bencao Gangmu, 1596 – trad. Shiu Ying Hu, Harvard University, 1980)
Et dans une édition ultérieure traduite en anglais par Porter Smith et Stuart :
“The seed, when pounded and boiled, yields a thick liquid used as food for the weak and the aged.”
(Li Shih-Chen’s Materia Medica, American Presbyterian Mission Press, Shanghai, 1929, p. 136)
Ce thick liquid — ce lait dense et nourrissant — constitue sans doute le plus ancien témoignage connu de ce que nous appelons aujourd’hui lait de chanvre.
⚗️ Du simple grain à l’élixir végétal
Quelques graines suffisent à faire renaître un héritage millénaire.
En les mixant avec de l’eau pure, on obtient une boisson d’un vert ivoire, douce et légèrement noisettée. Sa texture fine, à la fois fluide et veloutée, rappelle le lait d’amande médiéval, auquel il servait parfois de substitut :
« En certains pays du Nord, on use de lait de chènevis en lieu de lait d’amandes. »
(Le Ménagier de Paris, éd. J. Pichon, 1846, commentaire du manuscrit, p. 242)
Une tasse de 250 ml apporte environ 3,3 g de protéines complètes, 3,5 g de lipides dont 0,6 g d’oméga-3 et 1,8 g d’oméga-6, ainsi qu’un riche apport en magnésium (100 mg), fer, zinc, phosphore et vitamine E. Son indice de digestibilité (91 %) en fait l’un des laits végétaux les plus équilibrés connus.
Ni lactose, ni gluten, ni soja : le lait de chanvre s’adresse à tous les régimes, du plus simple au plus exigeant.
Son goût naturel — légèrement herbacé, aux accents de noisette — se marie aussi bien avec un café, un smoothie ou une pâte à crêpes. Et lorsqu’on le chauffe doucement, il libère un parfum végétal qui évoque les bouillies anciennes des cuisines monastiques.
🌱 Du champ à la carafe : sobriété et relocalisation
Cultiver le chanvre, c’est redécouvrir une plante qui nourrit les sols autant que les hommes.
Sans pesticide, sans engrais de synthèse ni irrigation, il s’épanouit sur presque tous les terrains tempérés. Ses racines profondes ameublissent la terre ; ses tiges fournissent fibre, chènevis et cellulose ; son cycle de croissance rapide capture le carbone.
Un hectare de chanvre peut produire jusqu’à 800 kg de graines, soit environ 500 litres de lait végétal, avec une empreinte hydrique huit fois inférieure à celle du soja et vingt fois inférieure à celle de l’amande.
Aujourd’hui, plusieurs fermes françaises — en Beauce, en Bretagne, dans le Sud-Ouest — transforment leurs graines sur place. Le lait est pressé, filtré, mis en bouteilles de verre consignées : un retour à l’artisanat, à la proximité, à la cohérence entre champ et table.
đź§´ Le geste simple du lait vivant
Faire du lait de chanvre chez soi relève d’un rituel apaisant :
on verse 50 g de graines décortiquées dans 500 ml d’eau filtrée, on mixe 30 secondes, puis on filtre à travers un linge. Ce lait se conserve trois à quatre jours au frais.
Les résidus solides — l’okara de chanvre — s’incorporent dans les pains, les biscuits, les galettes végétales ou les smoothies protéinés.
Des préparations similaires existaient déjà dans les campagnes slaves, sous le nom de konopnyky : des galettes faites de pulpe de chanvre et d’orge. En Inde, des textes médicinaux comme le Bhavaprakasha (XVIᵉ siècle) mentionnent aussi des décoctions à base de graines et de feuilles de chanvre, mêlées de lait et d’épices, utilisées pour apaiser le corps et l’esprit.
Ces traditions, si différentes dans leurs formes, traduisent la même idée : le chanvre n’est pas seulement une ressource, mais une nourriture du vivant.
🌍 Une boisson d’avenir aux racines anciennes
Redécouvert à l’heure où nos sociétés repensent leur alimentation, le lait de chanvre symbolise cette rencontre entre sobriété et innovation. Il ne cherche pas à imiter le lait animal, mais à exprimer la force tranquille d’une plante complète.
La recherche actuelle s’intéresse à la microencapsulation des protéines de chanvre, pour stabiliser la mousse et prolonger la conservation. Mais au-delà de la technique, le principe demeure le même qu’au temps des monastères : extraire de la graine une essence nourricière, un lait vivant.
Boire un verre de lait de chanvre, c’est renouer avec une histoire qui traverse les continents et les siècles : celle d’une plante humble, bienveillante et généreuse, capable de nourrir l’humanité sans l’appauvrir.